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Tribune parue dans Le Figaro du 14/09/2018.

Le comité des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies a désavoué la France, le 10 août dernier, dans l’affaire de la crèche Baby Loup. Le comité considère que l’obligation imposée à la plaignante de retirer son foulard lors de sa présence à la crèche constitue «une restriction portant atteinte à la liberté de religion»de la salariée et viole dès lors le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

Les positions du comité, entité dont la nature exacte reste à déterminer, mais qui n’est sûrement pas une juridiction, ne lient pas juridiquement la France. Le vrai danger réside dans un revirement de jurisprudence de la Cour de cassation, tel que son premier président, M. Bertrand Louvel, l’a évoqué lors du discours d’installation des nouveaux magistrats à la Cour le 3 septembre 2018. «Le comité [des droits de l’homme de l’ONU], expose le premier président, a constaté que notre assemblée plénière avait elle-même méconnu les droits fondamentaux reconnus par le Pacte international des droits civils et politiques dans l’affaire connue sous le nom de Baby Loup.»

Il existe certes une différence qualitative entre les obligations de neutralité applicables aux agents publics et celles qui sont éventuellement applicables au personnel des entreprises et associations privées. Dans le premier cas, l’exigence de neutralité s’impose de façon générale et absolue. Elle trouve son fondement dans la loi de séparation de 1905, qui, sur ce point, a valeur constitutionnelle. Dans le second cas, la neutralité n’est pas un impératif légal. Elle ne peut être imposée que dans la mesure justifiée par les intérêts légitimes (commerciaux, moraux, etc.) de l’entreprise, ou par la «tendance» à laquelle elle se rattache (associations liées à une sensibilité politique, philosophique), ou encore par des circonstances particulières (clientèle connaissant des tensions intercommunautaires, par exemple). Elle doit être en outre clairement énoncée dans un règlement intérieur prévoyant des sanctions proportionnées.

La nature d’une activité privée peut donc justifier une obligation de neutralité. C’est ce qui semblait désormais solidement établi par le dénouement judiciaire de l’affaire Baby Loup. Dans un arrêt rendu le 25 juin 2014, l’assemblée plénière de la Cour de cassation (à la suite d’une «révolte» des cours d’appel de Versailles et de Paris) avait renversé la solution précédemment prise par la chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt du 19 mars 2013.

La prohibition du foulard islamique faite au personnel de cette associationa finalement été jugée  légale eu égard au caractère très ouvert de la crèche aux familles d’un quartier marqué par une grande diversité ethnique et religieuse. Ainsi, comme le relève la cour d’appel de Paris, «L’association Baby Loup a, au terme de ses statuts, pour objectif de développer une action orientée vers la petite enfance en un nouveau revirement de jurisprudence de la Cour de cassation aboutirait à une solution totalement en retrait par rapport à celle qui a été adoptée au niveau européen, en matière d’ostentation religieuse, par les cours de Luxembourg et de Strasbourg.

milieu défavorisé et d’œuvrer pour l’insertion sociale et professionnelle des femmes sans distinction d’opinion politique et confessionnelle.

Au regard tant de la nécessité de protéger la liberté de pensée, de conscience et de religion à construire pour chaque enfant, que de celle de respecter la pluralité des options religieuses des femmes au profit desquelles est mise en œuvre une insertion sociale et professionnelle aux métiers de la petite enfance, dans un environnement multiconfessionnel, ces missions peuvent être accomplies par une entreprise soucieuse d’imposer à son personnel un principe de neutralité pour transcender le multiculturalisme des personnes auxquelles elle s’adresse».

La cour d’appel de Paris, a souligné l’assemblée plénière de la Cour de cassation en 2014, a pu déduire des dispositions du règlement intérieur de la crèche, au terme d’une «appréciation concrète des conditions de fonctionnement d’une association de dimension réduite en relation directe avec les enfants et leurs parents», que la restriction à la liberté de manifester sa religion édictée par le règlement intérieur était justifiée par la nature des tâches accomplies et proportionnée au but recherché. La cour d’appel a donc pu retenir que le licenciement pour faute grave de la salariée était justifié par son refus d’accéder aux demandes licites et réitérées de son employeur de s’abstenir de porter son voile.

Pour le juge judiciaire, la cause semblait donc entendue depuis quatre ans: l’obligation de neutralité était légale, car elle était une condition de l’ouverture de la crèche à la diversité de son environnement.

Un nouveau revirement de jurisprudence de la Cour de cassation aboutirait à une solution totalement en retrait par rapport à celle qui a été adoptée au niveau européen, en matière d’ostentation religieuse, par les cours de Luxembourg et de Strasbourg.

La Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée sur la question au titre d’une directive du 27 novembre 2000 créant «un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail» qui proscrit les discriminations sur les lieux de travail (publics ou privés), notamment en raison de la religion.

La directive de 2000 a recours à la redoutable notion de «discrimination indirecte» qui prohibe toute règle générale (sauf exceptions strictement et objectivement justifiées), fût-elle neutre, si elle entraîne un désavantage pour un groupe religieux. C’est faire la part belle aux pratiques religieuses les plus exhibitionnistes, qui seront toujours les plus incommodées par une règle non dérogeable et seront donc les premières à faire valoir un désavantage indirect.

Pourtant, dans ses arrêts du 14 mars 2017 Achbita et Bougnaoui, la Cour de justice de l’Union européenne admet qu’une règle interne prohibant le port visible de signes religieux peut être justifiée par un objectif légitime «tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ou religieuse».

Face à la montée de l’intégrisme et du communauta​risme, il est grand temps que la loi soutienne les initiatives prises par les associations, les entreprises et les organismes publics ou parapublics en faveur de la discrétion ​religieuse sur les lieux de travail.

Pour sa part, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas jugé la loi du 15 mars 2004 interdisant aux élèves des écoles, collèges et lycées publics le port de «signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse» contraire

à la liberté de religion proclamée par l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme (Dogru contre France, 4 décembre 2008 ; Tuba Aktas contre France, 30 juin 2009).

Un retournement de la Cour de cassation remettrait en cause cette législation, ainsi que l’article L. 1321-2-1 du Code du travail (issu de la loi El Khomri), aux termes duquel «Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés, si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché.»

Au-delà du droit, un retournement de la Cour de cassation porterait atteinte au pacte de discrétion religieuse scellé dans notre pays depuis 1905.

La Cour de cassation va-t-elle emboîter le pas au comité des droits de l’homme de l’ONU, qui, négligeant superbement les problèmes soulevés en France, en raison de son histoire et de sa coutume républicaine, par la seule ostentation religieuse, ne craint pas d’affirmer que le port du foulard islamique ne saurait être regardé comme un acte de prosélytisme?

Ce revirement, s’il se produisait, appellerait une réaction ferme du législateur. Face à la montée de l’intégrisme et du communautarisme, il est grand temps que la loi soutienne les initiatives prises par les associations, les entreprises et les organismes publics ou parapublics en faveur de la discrétion religieuse sur les lieux de travail. Le législateur doit faire barrage à la remise en question de telles initiatives par des instances supranationales ou par des jurisprudences complaisantes.

En attendant, la «note» du comité de l’ONU dans l’affaire Baby Loup, qui fait si peu de cas de notre identité constitutionnelle, de notre modèle de vie commune et des sentiments de notre peuple, ne doit recevoir aucune suite.

À l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières, les apôtres d’un modèle multiculturel qui n’est pas le nôtre ne voient-ils pas qu’ils alimentent une réaction populiste? Et qu’ils risquent de maudire un jour les effets dont ils auront fomenté les causes?

Le cercle Droit et débat public est présidé par Noëlle Lenoir (ancienne ministre et membre honoraire du Conseil constitutionnel)et comprend notamment comme membres Dominique de la Garanderie(ancien bâtonnier de Paris), Denis Jeambar (écrivain), Jean-Claude Magendie (ancien premier président de la cour d’appel de Paris), Bertrand Mathieu (professeur agrégé des facultés de droit), Jean-Yves Naouri (chef d’entreprise), Emmanuel Piwnica (avocat aux Conseils), Jean-Éric Schoettl (ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel) et Philippe Valletoux (consultant), signataires de la présente tribune.