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Les Albanais musulmans de Suisse et leurs représentants religieux signent une charte inédite. Ils s’engagent pour la laïcité, la transparence financière et la formation civique. Entretien avec l’instigateur de ce texte, l’ex-ambassadeur du Kosovo en Suisse Naim Malaj.

C’est une première à la symbolique qui se veut forte. Ce lundi après-midi à Berne, Mustafa Memeti, le président de la Communauté islamique des Albanais en Suisse et Nehat Ismaili, président de l’Union des imams albanais, signeront une charte qui reconnaît la laïcité, «comme principe fondamental de fonctionnement d’une société moderne et démocratique» et place l’État de droit au-dessus de toute «raison de nature religieuse».

Le texte encourage aussi les centres culturels et religieux à «participer à des formations sur l’éducation civique, la démocratie et les institutions suisses». La cérémonie de signature se fera en la présence d’autorités fédérales, académiques et diplomatiques.

Les deux organisations qui ratifient cette charte représentent une part très importante des 350 000 musulmans vivant en Suisse. Mais à l’origine de cette initiative se trouve non pas un religieux mais un binational, ex-ambassadeur du Kosovo en Suisse et résidant à Genève, Naim Malaj.

Le Temps: Pourquoi cette Charte, alors que la majorité des Albanais de Suisse sont peut-être croyants, mais pas pratiquants…

Naim Malaj: Il est vrai que la grande majorité des 300 000 Albanais vivant en Suisse – musulmans pour la plupart, mais 10% sont aussi catholiques – n’est pas pratiquante. Pour eux, l’appartenance nationale passe avant l’appartenance religieuse. Mais on a souvent tendance à identifier et associer l’islam uniquement avec les communautés arabes. Je voulais montrer un autre visage de cette religion. Par cette charte, j’aimerais aussi montrer l’attachement de la communauté à l’égard de la Suisse et de ses valeurs ainsi que faire preuve de reconnaissance pour tout ce que ce pays a fait et réalise encore pour les Balkans.

L’histoire de ces deux élèves qui ont refusé de serrer la main de leur enseignante à Therwil (BL) l’an dernier qui m’a fait réfléchir. Cela m’a beaucoup choqué

– Le débat sur laïcité, omniprésent en France, animé en Suisse, est aussi un point de départ?

– C’est surtout l’histoire de ces deux élèves qui ont refusé de serrer la main de leur enseignante à Therwil (BL) l’an dernier qui m’a fait réfléchir. Cela m’a beaucoup choqué. J’ai eu ensuite des discussions avec des imams albanais à ce sujet et leur position était claire, condamnant le refus de la poignée de mains. Notre charte s’engage pour la laïcité sans compromis ni double langage.

Ces imams sont vraiment courageux d’accepter une telle déclaration, dans la mesure où ils sont eux aussi soumis parfois à des menaces ou à des pressions. J’aimerais ici les remercier et les féliciter pour cet engagement. Je suis persuadé qu’ils sont convaincus comme moi qu’il n’y a pas d’alternative aux principes qu’ils s’engagent à respecter.

– Quel est l’intérêt des associations à signer cette charte?

– L’amalgame entre islam et terrorisme est très répandu et les clichés nombreux. Mais il y a aussi des interrogations légitimes par rapport à certaines pratiques et déclarations entendues ici et là. Les Albanais de religion musulmane en Suisse vivent pour beaucoup depuis plus de 40 ans dans le pays mais leur pratique religieuse est plus récente. A leur arrivée, la cause nationale formait leur objectif majeur. Une fois atteinte, ils se sont tournés vers la pratique de la religion. Ils la découvrent.

Ceux qui vont dans des centres ou des mosquées ont baigné dans la culture suisse. Ils ne seraient en aucun cas d’accord avec des discours haineux ou le rejet des valeurs de ce pays. Il était important que l’Union des imams albanais comme la Communauté islamique des Albanais en Suisse prennent leurs responsabilités vis-à-vis de la société d’accueil mais aussi vis-à-vis de leurs croyants.

– Mais comment s’assurer que cette charte soit respectée, qu’elle ne serve pas uniquement de bonne conscience?

– Le texte ne fait pas de compromis, je l’ai dit. Et il a été accepté de manière volontaire et démocratique. J’ai profité de mon expérience dans mon parcours professionnel, de mes contacts comme premier ambassadeur du Kosovo en Suisse, pour prendre cette initiative personnelle. Bien sûr, cette charte n’aura pas d’effet obligatoire, mais elle servira de référence. Elle sera lue et affichée dans des centres culturels musulmans. Elle fera office de rappel à l’ordre.

Il faut trouver des moyens chocs qui viennent de la communauté pour garantir la sécurité de tout le monde, en premier lieu des fidèles

– La charte engage à «une transparence financière totale»? C’est dire qu’aujourd’hui l’opacité règne? Il y a eu des soupçons sur le financement du centre albanais qui se construit à Plan-Les-Ouates (GE) notamment.

– Très honnêtement, il n’y a pas de problème à ce niveau-là. La communauté albanaise a une forte expérience de la solidarité et des dons. N’oubliez pas que la cause nationale a été soutenue par la diaspora qui a fait vivre les familles restées au pays pendant des années. Maintenant, ces personnes découvrent la religion, la pratiquent, et se montrent tout aussi solidaires.

Cela intervient certes dans un contexte international difficile. Mais il faut veiller à ne pas faire d’amalgame. Le financement du centre de Ditura, en construction à Plan-Les-Ouates, provient uniquement des dons de la diaspora. Si vous allez sur le chantier aujourd’hui, vous trouverez des personnes qui travaillent bénévolement, parce que la solidarité est une réalité. Et on parle d’un centre devisé à 3 millions de francs, pas 3000 francs. S’il y avait des fonds du Qatar, cela se saurait!

– La charte engage aussi tout croyant à dénoncer les comportements suspects. Encourager la délation, c’est délicat…

Il n’a pas été facile de trouver les mots justes. Mais il faut comprendre la réalité dans laquelle se trouvent cette communauté et ses responsables. A chaque fois qu’une attaque se produit, à Paris, Bruxelles, Istanbul, ils sont stigmatisés. Il faut trouver des moyens chocs qui viennent de la communauté pour garantir la sécurité de tout le monde, en premier lieu des fidèles.

A Genève, il existe un numéro vert pour dénoncer toute déviance vers la radicalisation. La charte s’inscrit dans la même voie. Si dans l’entourage, dans la famille, un jeune a un comportement décalé, bizarre, inquiétant, il faut intervenir. Nous devons à la fois protéger un islam modéré et collaborer le plus et le mieux possible avec les autorités.

Lise Bailat