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La laïcité est aujourd’hui l’objet d’une abondance de réflexions et de commentaires volontiers relayés par les médias. Dans cette « Adresse », Martine Cerf s’emploie à dégager le concept de laïcité des pseudo-analyses qui s’acharnent à le brouiller en le confondant notamment avec une « neutralité » qui le rendrait inefficient.

Il est maintenant courant d’entendre et de lire que le concept de laïcité admet plusieurs définitions, qu’il serait flou et difficile à cerner. Il n’en a pas toujours été ainsi. La perception de la laïcité a été brouillée par les nombreuses analyses plus ou moins objectives, recherches et publications souvent entachées d’idéologie qui trouvent un écho dans les médias peu soucieux de faire le tri entre les expressions idéologiques et les démarches scientifiques.

Une définition pourtant claire, mais qu’il faut chercher

Si la Constitution de 1958 affirme dans son préambule, comme celle de 1946, que « la France est une République laïque, indivisible, démocratique et sociale », le contenu de la laïcité n’y est pas défini. Cette absence de précision constitutionnelle a pour conséquence de prêter le flanc à toutes les tentatives de détournement qui visent à remettre en cause le principe de séparation.

La loi votée le 9 décembre 1905, dite loi de séparation des Églises et de l’État, ne mentionne pas non plus les mots « laïques » ou « laïcité ». Il n’en faut pas plus pour que certains, nombreux, remettent en cause le lien qui existe entre laïcité et séparation. Ils se contentent de définir la laïcité par la neutralité de l’État, qui aurait pour but de respecter la liberté de conscience, ou seulement la liberté religieuse. D’autres ne la définissent pas et appellent laïcité toutes les formes de gestion du religieux et du politique. Ce qui permet à Jean Baubérot de recenser 7 laïcités[1]2, dont la «laïcité concordataire », un bel exemple d’oxymore ou encore de nommer « laïcité » le retour à l’identité chrétienne prôné par le Front national.

Pourtant, un réflexe élémentaire aurait consisté à consulter la définition du dictionnaire qui, le premier, définissait précisément le mot laïcité. Il s’agit du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson, dans son édition de 1911. Voici ce qu’on peut y lire : « La Révolution française fit apparaître pour la première fois dans sa netteté entière l’idée de l’État laïque, de l’État neutre entre tous les cultes, indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique.[…] Malgré les réactions, malgré tant de retours directs ou indirects à l’ancien régime, malgré près d’un siècle d’oscillations et d’hésitations politiques, le principe a survécu : la grande idée, la notion fondamentale de l’État laïque, c’est-à-dire la délimitation profonde entre le temporel et le spirituel, est entrée dans nos mœurs de manière à n’en plus sortir ». (Ferdinand Buisson (dir), article « Laïcité », Nouveau dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire, éd 1911, publication numérique de l’Institut national de recherche pédagogique).

La séparation y est ainsi mentionnée sans aucune ambiguïté. Depuis plus d’un siècle, les adversaires de la séparation n’ont cessé d’attaquer la laïcité, soit en avançant qu’elle serait liberticide pour les croyants, soit en essayant de dévaloriser les laïques en les faisant passer pour des intolérants, des xénophobes ou des racistes. Le procédé n’est pas nouveau : on préfère l’injure à l’argument, pour discréditer l’interlocuteur et ses idées. Ce faisant, on évacue tout débat d’idées et on cherche à imposer son point de vue par l’intimidation.

Alors que la laïcité est intimement associée à l’émancipation de l’individu de tous les dogmes, à l’élargissement des libertés, toute une frange d’intellectuels, spécialistes de l’étude des religions et de la laïcité, la définissent sans vergogne comme étant la simple neutralité de l’État. La liberté religieuse serait selon eux, le principal objectif à atteindre. Ils ne mentionnent que très marginalement les libertés des athées, des agnostiques ou des indifférents aux religions[2].

Comprendre la différence entre séparation et neutralité

Dans le cadre de la simple neutralité, rien n’empêche les dirigeants religieux d’un État neutre de s’immiscer dans la vie politique, tandis que les politiques, eux, sont sommés de ne pas s’occuper de religion. L’État peut parfaitement s’accommoder du financement de tous les cultes. On comprend dès lors, l’intérêt de certains dirigeants religieux pour la seule application de la neutralité.

La séparation, en revanche, identifie bien les champs d’action du politique et du religieux. Elle assure la totale liberté des citoyens. Ils sont maîtres de leur vie spirituelle et la décision de suivre ou de s’affranchir de la cohorte des interdits religieux leur appartient pleinement. Le financement des cultes est interdit. Ceux-ci s’organisent librement sans ingérence de l’État.

La laïcité a favorisé des lois de libertés

Il suffit de regarder la longue liste des libertés acquises en France au cours du XXe et du XXIe siècle pour se rendre compte que pour beaucoup de lois récentes de libertés auraient été bloquées, si un quelconque clergé avait eu la possibilité d’apposer son veto[3]. On peut en dresser une liste non exhaustive : la loi Neuwirth donnant accès à la contraception, la loi Veil autorisant l’IVG, la loi Taubira ouvrant le mariage à deux personnes de même sexe, les lois Léonetti permettant la sédation en fin de vie, la suppression du délai de réflexion imposé aux femmes avant une IVG ou le délit d’entrave… toutes lois votées par un Parlement que la laïcité rendait libre de débattre.

Mais ces réalités échappent à nos auteurs adeptes de la neutralité, qui persistent à ne voir comme dernières lois laïques que celles qui formulent des interdits, comme celle de 2004 sur les signes religieux à l’école, ou celle de 2010 sur l’interdiction de masquer son visage dans l’espace public (qui n’avait pourtant rien à voir avec la laïcité, mais avec les principes républicains et de la sécurité publique).

Pour ces mêmes auteurs qui vilipendent la séparation, les laïques qui la soutiennent ne sont que des « laïcistes » ou « laïcards » xénophobes ou des « islamophobes »[4]5. La séparation stricte ne serait qu’une laïcité « dévoyée ». Le summum a été atteint après les assassinats perpétrés à Charlie Hebdo, où nombre de ceux-là considéraient que les caricaturistes de Charlie, « l’avaient bien cherché ». Ils justifiaient ainsi le meurtre pour des idées et pour des dessins… Des insultes d’autant plus inacceptables qu’elles désignaient indirectement des cibles aux fanatiques.

Le durcissement des religions en réponse à la sécularisation de la société

À l’évidence, la sécularisation de notre société progresse. Les sondages annoncent qu’une majorité de la population se dit athée ou sans religion en France depuis 2012, en Europe depuis 2015[5]. Dans le même temps apparaît un raidissement sur des revendications d’ordre religieux : volonté d’afficher sa religion comme marqueur identitaire, réclamations pour que la société s’adapte à une pratique religieuse, demandes de subventions publiques pour des associations cultuelles, contestations de lois ou règlements au motif qu’ils gênent l’exercice de la religion … Il n’est pas indifférent que les deux phénomènes se produisent simultanément. On peut y lire un réflexe de défense de dirigeants religieux qui voient leurs ouailles fondre au fil des années. Il reste cependant que renoncer à la séparation ferait reculer nos libertés et en premier lieu, l’égalité entre les femmes et les hommes et les droits des femmes.

Ce n’est pas parce que des groupes minoritaires accentuent la pression contre la séparation qu’il faut leur céder.

L’étrange recours à une uniformisation européenne

Enfin dernier argument des partisans d’une simple « laïcité-neutralité » : la France serait seule en Europe à avoir établi une séparation aussi stricte, ce qui sous-entend qu’elle aurait forcément tort. Étrange paradoxe en vérité. Alors que les mêmes ne cessent d’affirmer qu’il faut préserver les différences entre les êtres humains, ils récuseraient les différences entre les États ? La France devrait aligner sa législation sur celle des autres pays européens, sur l’Allemagne par exemple, qui a sous-traité une grande partie de son action sociale aux Églises ? Comment justifier cette défense de l’uniformisation, dans une Europe dont la devise est : « unie dans la diversité » ?

Donnons encore la parole à Ferdinand Buisson qui écrivait, il y a plus de 100 ans, des lignes étonnantes d’actualité : « Les inconséquences dans la pratique, les concessions de détail, les hypocrisies masquées sous le nom de respect des traditions, rien n’a pu empêcher la société française de devenir, à tout prendre, la plus séculière, la plus laïque de l’Europe. »

La séparation accompagne les libertés

En Europe, deux États, La Suède en 2000 et la Norvège[6] en 2013 ont accompli la séparation entre la religion et l’État. Le Luxembourg accroît la distance entre l’État et les Églises, méthodiquement depuis plusieurs années après avoir renoncé à subventionner les cultes. Les seuls exemples de pays qui restituent aux Églises un plus grand rôle politique sont la Pologne et la Hongrie, exemples dont on aurait du mal à s’enorgueillir tant ces États rejettent dans le même temps les libertés de l’état de droit et la démocratie. Aux marges de l’Union européenne, la Turquie a entamé une longue descente vers une dictature théocratique. Ne faut-il pas voir dans ces exemples, la confirmation même que la laïcité ou la séparation accompagnent naturellement les États de droit, tandis que les États non démocratiques appuient leur « retour à l’ordre » sur la collaboration avec une religion hégémonique fort peu soucieuse de libertés individuelles.

Voilà pourquoi il nous faut continuer de promouvoir et de soutenir cette belle idée de séparation, émancipatrice pour tous les êtres humains.

Martine Cerf, Mezetulle, 2017.

  1. Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Paris : Maison des Sciences de l’Homme, coll. « interventions », 2015.
  2. Sur le caractère décisif de la non-croyance dans la constitution du concept de laïcité, voir C. Kintzler, Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2015, ch. 1, p. 14-19.
  3. Voir Gérard Delfau, Laïcité, défi du XXIe siècle, coll. Débats Laïques, Paris : L’Harmattan, 2015.
  4. Ce terme étant même instrumentalisé par des mouvements proches des Frères musulmans, pour faire taire les laïques, effarés qu’on puisse les traiter ainsi.
  5. Sondages Win Gallup 2012 et 2015.
  6. Sans être membre de l’UE, la Norvège en est un partenaire proche.