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Interview de Laurent Bouvet par Paul Sugy  (FIGAROVOX). le 09/05/2019

Le président turc a l’intention d’ouvrir des établissements scolaires en France, et fait de son côté pression sur les écoles françaises en Turquie. Mais pour Laurent Bouvet, la France ne doit pas céder face au prosélytisme politique et religieux d’Ankara.
Laurent Bouvet est professeur de science politique à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines. Il a notamment publié L’Insécurité culturelle chez Fayard en 2015. Son dernier essai, La nouvelle question laïque, est paru chez Flammarion en janvier dernier.

FIGAROVOX – Le président Erdogan envisagerait d’ouvrir des lycées turcs en France. Au risque d’implémenter en France des établissements islamistes peu contrôlables?
Laurent BOUVET.- Cette annonce est en effet inquiétante. Elle témoigne d’une volonté claire et délibérée du pouvoir turc de diffuser, au premier chef auprès des musulmans, une version très particulière de l’islam, fortement politisée. C’est du soft power à la fois religieux et politique. C’est en même temps habile car cela s’appuie sur l’éducation non pas seulement religieuse, il ne s’agit pas en effet d’ouvrir des écoles coraniques liées aux mosquées, ce qui existe déjà, mais de situer l’enjeu au cœur de la mondialisation de l’éducation, comme on le voit un peu partout aujourd’hui, de la part des grands acteurs internationaux qui en ont les moyens.
Il est impératif que la France, comme les autres pays européens, prenne conscience du double défi que cela représente: islam politique et concurrence des modèles d’éducation. Et donc, en l’espèce, qu’elle refuse qu’Erdogan impose ainsi son islam si l’on peut dire sous couvert d’éducation.

La priorité de Jean-Michel Blanquer semble pourtant d’empêcher l’enseignement du salafisme dans les écoles françaises…
Il est indispensable d’opposer un « non » clair et ferme aux visées d’Erdogan.
Oui, tout à fait, même si c’est une influence d’une autre origine, venue de pays du Golfe, qui est ainsi combattue, à travers la fermeture de mosquées et d’écoles salafistes. De manière plus générale, le président de la République l’a rappelé lors de sa conférence de presse, il s’agit d’un combat global: «On parle du communautarisme qui s’est installé dans certains quartiers de la République. On parle d’une sécession qui s’est parfois sournoisement installée, parce que la République avait déserté ou n’avait pas tenu ses promesses. On parle de gens qui au nom d’une religion poursuivent un projet politique, celui d’un islam politique qui veut faire sécession avec notre République.»

L’idée est toutefois la même: limiter sinon empêcher l’influence de courants islamistes étrangers sur nos concitoyens musulmans, surtout au moment où une partie de ceux-ci se mobilise pour organiser un «islam de France». Dans une telle perspective, il est indispensable d’opposer un «non» clair et ferme aux visées d’Erdogan.»

A-t-on seulement les moyens de le faire? Après tout, il y a bien des établissements français en Turquie?
Oui, bien sûr. Il s’agit d’une décision politique et, éventuellement, d’une négociation diplomatique. Il suffit de savoir ce que l’on veut, et ce que l’on ne veut pas. La situation n’est pas symétrique entre les deux pays. Outre que l’enseignement français est présent de longue date en Turquie, et qu’une partie de l’élite locale, notamment des dignitaires de l’AKP, le parti d’Erdogan, d’après ce que j’ai compris, scolarise ses enfants dans l’enseignement français, celui-ci n’est évidemment pas confessionnel et ne témoigne pas d’une volonté de propagande auprès de tel ou tel public en Turquie.
Ce qui pose problème, on le voit bien ici, c’est le prosélytisme religieux voulu et annoncé par le régime, pas le fait que des établissements turcs d’enseignement viennent s’installer sur le territoire national, où il existe déjà des établissements financés par des pays étrangers.