L’ancien ministre socialiste écrit, «au nom de leur amitié», au grand rabbin de France qui a célébré Hanoukka à l’Elysée. Il rappelle que ceux pour qui la laïcité veut dire «l’Etat chez lui l’Eglise chez elle» se sont sentis exclus de la République jeudi soir.
par Jean Glavany
publié le 12 décembre 2023 à 15h59
Mon cher Haïm,
Il y a bien longtemps, tu n’étais pas encore grand rabbin de France mais rabbin de l’armée de l’air – c’est comme cela que nous nous sommes connus grâce à mon père, pilote et héros de la guerre contre le nazisme. Tu as servi de guide à un groupe autour de plusieurs parlementaires pour visiter le camp d’Auschwitz. A la fin de la visite, dans la nuit noire et un froid glacial au fond du camp, tu nous as invités à une cérémonie de recueillement lors de laquelle nous avons déposé des bougies du souvenir à même le sol. A un moment, tu as dit «je voudrais demander à Jean de déposer une bougie à la laïcité», et je me suis exécuté, ému, bouleversé même.
Et c’est en pensant à ce moment qui a marqué ma vie que je veux m’adresser à toi pour répondre à ton interview parue dans Libération samedi au sujet de l’invraisemblable cérémonie qui a eu lieu à l’Elysée jeudi dernier. Je le fais au nom de notre amitié qui implique qu’on se parle franchement et au titre d’une certaine conception du dialogue républicain qui impose respect, mesure et courage de la nuance.
En commençant par ce point de contexte dont, tu le comprendras, je ne fais pas le point central de mon argumentation. A Auschwitz, nous n’étions ni le jour de la fête de Hanoukka ni à l’Elysée et, je n’étais pas le président de la République française, incarnation de l’unité de la Nation. Ce contexte est loin d’être neutre, mon cher Haïm. Tu nous expliques qu’il ne s’agissait pas d’une cérémonie religieuse mais d’une remise d’un prix de la lutte contre l’antisémitisme. Je reconnais bien là ton intelligence dialectique. Mais c’est bien toi qui as invoqué la fête de Hanoukka et qui as chanté avec d’autres un chant religieux juif non ? Donc, je t’en prie, pas d’argutie de ce type entre nous.
«Et demain ?». Demain, que va faire le Président ?
Quant à la lutte contre l’antisémitisme, qui nous réunit sans faille, tu le sais bien, je voudrais te démontrer qu’elle a été bien mal servie par cet épisode. Je pense même qu’elle l’a alimenté. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’elle a cautionné l’idée que les juifs disposaient en France d’un droit particulier, un privilège, en somme, offrant un boulevard à ceux qui dénoncent un imaginaire «deux poids, deux mesures». D’ailleurs quand tu ajoutes «on n’était pas dans une école où les consciences doivent être protégées mais à l’Elysée !» tu mélanges les sujets et aggraves ton cas : à l’école, les élèves ne sont pas tenus à la neutralité mais à la discrétion religieuse pour ne pas s’influencer les uns les autres et laisser leurs consciences se former librement.
Néanmoins, comment imagines-tu que nos enseignants vont faire appliquer la loi de 2004 sur le port des signes religieux à l’école quand des petits Français, musulmans ou pas, leur répondront «pourquoi on peut célébrer sa religion à l’Elysée et pas en classe ?». Et d’ajouter, peut-être : pourquoi les juifs et pas nous ? Funeste perspective que vient d’ouvrir une initiative très regrettable.
Car, là où je veux en venir, mon cher Haïm, c’est à la sagesse politique qui doit toujours nous amener à regarder plus loin et se poser la question : «Et demain ?». Demain, que va faire le Président ? Va-t-il célébrer la Nativité avec les évêques ? Inviter des imams à l’occasion de la remise d’un prix contre le racisme anti-musulmans et y tolérer une prière ou une profession de foi ? Pour les catholiques, l’adresse a déjà eu lieu, c’était au couvent des Bernardins, et c’était presque aussi critiquable. Je dis «presque» parce qu’au moins on n’était pas à l’Elysée… mais les mots qui y furent prononcés, sur «la nécessaire restauration du lien entre l’Etat et les religions», un lien qui n’existe pas, – qui n’existe plus ! – depuis la Séparation, avaient choqué nombre de républicains.
Demain donc, à force d’invitations et de discours s’adressant à des croyants, le Président pourrait parachever une double erreur funeste – il va consacrer l’idée que la Nation ne serait qu’une juxtaposition de communautés de croyants et non pas un commun qui nous réunit – accessoirement, il va laisser de côté une grande partie des Français, sans doute la majorité, athées, agnostiques ou qui, tout simplement, ne se reconnaissent pas dans les formes instituées de la foi et s’en sentiront donc exclus.
La laïcité, c’est la liberté de croire ou de ne pas croire
Je finis par là mon cher Haïm : tu dis en substance «je suis un religieux laïque et je pratique la liberté religieuse ; je refuse que la laïcité se résume à l’athéisme… D’ailleurs, il y avait dans la salle des représentants de toutes les religions qui ont partagé ce moment». Mais cet «athéisme» que tu récuses, même les athées ne l’ont jamais demandé ! Et la laïcité, quant à elle, n’est en rien l’obligation de ne pas croire ! On peut pratiquer le «en même temps» laïque, mais il ne faut pas faire de contresens : ce n’est pas «et, et», les religieux et les incroyants ; c’est «ni ni». Ni ignorance ni reconnaissance. Pas d’athéisme d’Etat, en effet, car tel n’a jamais été le sens de la laïcité ; mais pas davantage un régime de tolérance convictionnelle complètement étranger à notre histoire et à nos principes.
La laïcité quant à elle, est la liberté de croire ou de ne pas croire. Ce que les religions, toutes les religions oublient d’un même élan en voulant la réduire à la «liberté religieuse», là où la Déclaration de 1789 protège «la liberté d’opinion, même religieuse», car l’idée républicaine n’élève pas la foi au-dessus des autres convictions. Jeudi, ceux qui ne croient pas, mais aussi ceux qui doutent, et plus largement tous ceux pour lesquels la laïcité veut dire, selon la belle formule de Victor Hugo, «l’Etat chez lui et l’Eglise chez elle», se sont sentis exclus de la République.
C’est dommage que tu ne l’aies pas compris. Je sais trop que certains rêvent d’un nouveau Concordat, c’est-à-dire une alliance entre la République et les cultes. Les uns voient dans ce «nouveau pacte laïque», étrange formule, la voie d’un règlement de la «question musulmane», comme si les musulmans ne pouvaient pas se faire à la laïcité ; étrange défaitisme. D’autres y voient le moyen de restaurer l’Eglise en majesté, ramenant l’identité française, celle d’une nation civique, à une identité religieuse essentialisée. En la matière, il n’y a pas de geste sans conséquence : gare à ce que la bougie de l’espérance, placée au mauvais endroit et au mauvais moment, ne soit pas la flamme qui allume l’incendie des passions identitaires.
Crois à ma fidèle amitié JG.
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