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Ou a-t-on raison parce que l’on est malheureux ?

[Propos « élitiste »]

Lors des consultations électorales de ces dernières années, on aurait assisté à la révolte [le vote protestataire] des vraies gens [Le Pen parle des « petites gens »] contre l’Establishment : les politiques, les communicants, certains favorisés de la fortune, également les dirigeants syndicaux, en fait tous les gens connus, … mais aussi tous ceux qui prétendent posséder savoir et connaissance, les « intellectuels » (assimilés volontiers aujourd’hui aux « bobos » parisiens), bref, les « élites ». Échappent à ce discrédit certains artistes « populaires » ou les vedettes du foot, ceux qui disposent d’un « vrai talent » ! Ceux dont le revenu fait rêver mais n’est jamais contesté !

Or, nombreux parmi ces « élites », en particulier dans les médias, sont ceux qui ont favorisé un tel mouvement. On a assisté depuis plusieurs années à des débauches de démagogie et de populisme « culturel », dans le but principal de flatter ceux qui constituent désormais le marché de la « culture ».

Il est ainsi de bon ton, pour ne prendre que quelques exemples,  de brocarder les films dits d’auteur, pour ne saluer que le cinéma « populaire », puisque seule l’audience a toujours et partout raison. Les vraies gens ne se trompent jamais et ils doivent donc décider déjà en amont de la production « culturelle » : ainsi, à Star Académy, vont-ils choisir [ou avoir l’illusion de choisir], avant même qu’ils aient appris à « chanter », les futures vedettes des ondes.

Coluche disait, au deuxième degré : «Ce n’est pas parce que l’on n’a rien à dire qu’il faut fermer sa gueule» ! Cette formule a été prise au pied de la lettre et amplifiée : si je n’ai rien à dire, on doit impérativement me demander mon avis !  C’est ainsi que dans presque toute la presse, audiovisuelle mais aussi écrite, on ne conçoit plus de traiter un dossier « de société » sans micro-trottoir ; un reportage sans le « témoignage » du voisin qui n’a rien vu mais qui, comme les vraies gens, doit absolument pouvoir le dire avec conviction et émotion…

D’ailleurs, il n’y a plus de reportage, mais des « sujets illustrés ».

Et cela dans tous les domaines : lors d’un mouvement social, on illustrera à la radio le sujet au journal de 7 h par l’avis d’un salarié éventuellement syndicaliste ; le même sujet sera illustré par deux phrases d’un représentant de la direction à 7 h 30 ; on pourra même changer encore d’illustration à 8 h, avec la réaction d’un usager … Et, à chaque fois ou presque, le journaliste ajoutera son petit commentaire personnel. Bravo les vraies gens qui pourront ainsi se faire un avis sur le sujet !

Alors, bien entendu, il y a des politiciens et des chefs d’entreprise corrompus et qui ne pensent qu’à leur intérêt personnel. Bien sûr, il y a tant de « spécialistes », d’experts », de « consultants » qui se trompent, énoncent des banalités et, parfois même, dupent délibérément leur auditoire. Il est non moins évident que les « vraies gens » ont de réels et fort légitimes motifs de révolte (il serait trop long ici de développer cet aspect).

Ces constats ne suffisent pas, à mes yeux, pour exonérer tous les beaux esprits qui flattent ce qu’il y a de plus vulgaire. Je crois qu’on assiste à une nouvelle et grave « trahison des clercs », qui ne cherchent pas à faire œuvre éducative, à diffuser et faire comprendre les valeurs, en particulier culturelles de notre civilisation, à miser sur l’intelligence et la raison, mais plutôt à « surfer » sur les vagues de l’émotion. Et non par masochisme, mais par intérêt.

Au XIXe siècle, les vraies gens (du moins ceux qui savaient lire) lisaient sans doute davantage les feuilletons à « quatre sous » que Flaubert, Baudelaire, voire Hugo. Mais je ne crois pas que les médias de l’époque leur aient constamment répété que ce sont elles, ces vraies gens qui avaient raison ! Il est vrai que, lorsque l’on écoute ou lit certains journalistes, on peut déplorer que leur niveau culturel, leurs connaissances générales, leur capacité à raisonner « rationnellement », ne dépassent guère ceux de la moyenne de toutes ces braves vraies gens.

Michel Seelig

Propos d’humeur rédigé au lendemain du 21 avril 2002 …

Renouvelé au lendemain d’un sondage publié par le Figaro le 6 août 2010

Republié en décembre 2018