Lettre ouverte à Monsieur Éric Piolle, maire de Grenoble par Razika Adnani
Publié dans Marianne le 30/03/2022 et sur le site de Razika Adnani
Razika Adnani, philosophe, islamologue et membre du Conseil d’orientation de la fondation de l’islam de France, explique à Éric Piolle, maire de Grenoble, pourquoi le voile et le burkini s’opposent à la liberté des musulmanes.
Monsieur le Maire, je vous écris car vous multipliez les interventions dans lesquelles vous défendez le port du voile et notamment sa version maillot de bain : le burkini. Le 17 février 2022, sur votre compte Twitter, vous avez annoncé que la majorité que vous conduisez s’était engagée dans un processus de réflexion et de formation concernant le burkini et le rapport au corps. Dans votre déclaration il y a quelque chose de très juste : le voile et sa version maillot de bain, le burkini, ne sont pas un simple vêtement, mais un discours sur le corps de la femme qui est à l’origine de la condition dramatique des femmes dans les sociétés musulmanes.
Le voile a été imposé aux femmes pour rendre absent du regard de l’homme leur corps considéré comme une « awra », terme arabe signifiant ce qui ne doit pas être dévoilé, car il renvoie à la sexualité. L’histoire de la femme musulmane est marquée par ce regard porté sur son corps. Les musulmans sont allés jusqu’à considérer que la voix de la femme était une « awra » et lui ont imposé le silence et par conséquent l’absence et l’ignorance. Ils ont décidé que ses yeux étaient également une awra et ils l’ont obligée à regarder le monde à travers des grilles. Ses mains, ses pieds, ses cheveux étaient pour eux des « awra » et ils l’ont alors enfermée à la maison. Un système de claustration en vigueur aujourd’hui encore dans le monde musulman où l’espace public en tant que lieu de loisir est interdit aux femmes qui n’ont le droit de l’utiliser que comme un lieu de passage. Mais le discours du voile n’a pas été plus clément à l’égard de l’homme. Pour imposer le voile aux femmes, il a lui aussi été réduit à un corps. On lui a dit qu’il ne savait pas maîtriser ses instincts devant la vue d’une mèche de cheveux de la femme ou d’une partie de sa jambe.
« On permet aux hommes de montrer leur chevelure, leur cou, leurs jambes et leur bras, ce qu’on interdit aux femmes pour la simple raison qu’elles sont des femmes. »
Monsieur le Maire, étant donné que vous défendez le port du voile, avec quel regard et quel propos allez-vous mener ces discussions autour du corps et du voile ? Allez-vous cautionner l’argument selon lequel les hommes sont incapables de maîtriser leur instinct sexuel et que les femmes doivent donc dissimuler leur corps pour se protéger contre leurs agressions ? Ou celui qui prétend que certaines femmes ne veulent pas montrer leur corps parce qu’elles sont pudiques ? Ce sont les arguments que le discours religieux a toujours utilisés et je n’en vois pas d’autres, concernant le corps, qu’un défenseur du burkini pourrait avancer. Ainsi, dans les piscines de Grenoble, on aurait des femmes qui seraient pudiques et d’autres impudiques.
Des femmes qu’il faut respecter, ce sont les pudiques, et d’autres qui mériteraient d’être harcelées, agressées voire violées, ce sont les impudiques. C’est l’objectif même de l’instauration du voile dans l’antiquité et c’est celui que le Coran a repris dans le verset 59 de la sourate 33, les Coalisés, recommandant aux femmes musulmanes une certaine tenue : « Ainsi elles seront vite reconnues et on ne leur nuira pas. » La mairie de Grenoble assumera-t-elle sa responsabilité à l’égard de la violence que les femmes subiront au sein des piscines de Grenoble, par des hommes qui considéreront qu’elles le méritent car impudiques, qui croiront qu’ils n’ont aucune responsabilité sur leurs actes, car ce sont elles qui ont suscité leur désir en dévoilant leur corps ?
Monsieur le Maire, pour défendre votre position, vous utilisez la laïcité qui garantit la liberté religieuse. Cependant, contrairement à ce que vous avancez, la loi 1905 ne permet pas de porter n’importe quel vêtement et n’importe quel signe religieux. Dans son article 1, elle met des restrictions dans l’intérêt de l’ordre public. Il en est de même pour la Convention européenne des droits de l’homme (article 9). Parmi ces restrictions qui font partie de l’ordre public, il y a le principe de l’égalité qui fait partie de la devise de la République inscrite dans l’article 2 de la Constitution. Or, le voile est la pratique discriminatoire la plus spectaculaire des femmes et les hommes, s’exerçant au nom de la religion dans l’espace public. Il suffit de se rappeler qu’il est imposé aux femmes et non aux hommes. Autrement dit, on permet aux hommes de montrer leur chevelure, leur cou, leurs jambes et leur bras, ce qu’on interdit aux femmes pour la simple raison qu’elles sont des femmes.
« Le voile ne peut pas être une liberté pour les femmes. Dans toute son histoire, il leur a été imposé comme signe de leur infériorité et pour leur rappeler que leur féminité posait problème. »
Le voile discrimine les femmes non-voilées dites non-pudiques qui « aiment la nudité », expression qui revient souvent dans le discours religieux, et femmes voilées dites pudiques. Il ne suffit donc pas qu’il se présente comme une pratique religieuse pour que la République l’accepte, sauf si elle renonce à son devoir de garantir l’égalité de tous les citoyens dans l’espace public. Cependant, le voile est-il réellement un signe religieux comme vous l’affirmez ? Une chose est sûre, la dissimulation de la chevelure de la femme, fonction principale du voile de sorte qu’une femme qui ne dissimule pas sa chevelure n’est pas considérée comme voilée, n’est évoquée dans aucun verset coranique. On en déduit que le voile n’est pas une prescription coranique.
Beaucoup de musulmans de confession ou de culture affirment aujourd’hui que le voile n’est pas une prescription coranique ni islamique étant donné qu’il existait bien avant l’avènement de l’islam. La question du voile divise même au sein des dignitaires religieux de la grande mosquée d’al-Azhar. Ainsi, en tant que Maire, quand vous affirmez sur toutes les chaines de télévision et les ondes de radio que le voile est un signe religieux qui fait partie de l’exercice du culte, vous prenez part au débat théologique islamique au sujet du port du voile mais aussi vous tranchez en faveur des conservateurs et des islamistes adeptes du port du voile, et surtout vous entravez les efforts de combien de femmes et d’hommes dans le monde musulman qui veulent en finir avec cette pratique déshumanisante pour la femme et également pour l’homme.
Monsieur le Maire, vous avez pris votre décision de défendre le port du voile parce que certaines femmes vous disent que leur voilement résulte d’un libre choix et qu’il est pour elles un moyen pour se libérer. Cependant, les femmes en France ont toujours été libres d’aller à la plage et à la piscine et c’est le voile qui en a empêché certaines. De ce fait, c’est le voile qui entrave la liberté des femmes et non le contraire. Si vous le permettez dans les piscines de Grenoble, ce sont celles qui ne se voilent pas qui ne seront plus libres d’y aller de peur d’être considérées comme impudiques. Ainsi les femmes voilées entravent leur liberté et celle des autres. Non seulement d’aller à la piscine, mais aussi de profiter du soleil et du vent et de sortir dans la rue sans se retourner pour être sûre que le foulard couvre bien leurs cheveux.
Le voile ne peut pas être une liberté pour les femmes. Dans toute son histoire, il leur a été imposé comme signe de leur infériorité et pour leur rappeler que leur féminité posait problème. Beaucoup ont perdu leur vie pour avoir refusé de se soumettre à cette pratique et des milliers de femmes dans le monde continuent d’être assassinées, défigurées, emprisonnées car elles veulent être libres, refusent d’être inférieures et n’acceptent pas d’être réduites à un corps. Le discours religieux ne dit jamais aux femmes « vous êtes libres de porter ou pas le voile » mais « vous êtes obligées de le porter parce que vous avez un corps de femme et c’est Dieu qui vous l’ordonne ». Certes, il y a celles qui le portent et qui le défendent. Quand elles ne sont pas dans le militantisme, car les femmes ne sont pas épargnées par l’islamisme et le fondamentalisme, elles sont profondément conditionnées par le concept de la « awra » et habitées par la peur d’être considérées comme désobéissantes à Dieu. La morale islamique est fondée sur le principe de l’obéissance qui est à l’opposé de celui de la liberté.
Bien à vous,
Razika Adnani