-

Le 25 octobre 2018 (E.S. c. Autriche), la CEDH a considéré qu’être condamné en Autriche, en vertu du droit national, pour avoir« taxé Mahomet de pédophilie » n’était pas contraire à la liberté d’expression garantie par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Retour au délit de blasphème, voire application de la charia ? Ce sont des intégristes chrétiens qui ont, les premiers, poussé des hauts-cris. Et à l’origine de l’affaire, on trouve l’extrême- droite autrichienne… Raisons de plus pour se montrer circonspect, et examiner attentivement l’affaire !

En réalité, ni les circonstances de l’espèce, ni le cadre juridique appliqué ne justifient cette agitation. Le blasphème n’est pas reconnu. En revanche, il y a effectivement lieu de s’inquiéter : la jurisprudence de la CEDH ne vise-t-elle pas à mettre en place un dispositif de contournement ?

Simple « critique d’une religion », ou appel à la haine ?

La personne condamnée, Mme Elisabeth Sabbaditsch-Wolf, tenait des séminaires intitulés « informations de base sur l’islam » organisés par le parti FPO (« parti de la liberté »), formation d’extrême-droite qui dénonce notamment « l’islamisation » de l’Autriche. En fait d’« information », il s’agissait plutôt d’actions de formation de militants, ou de propagande politique. En soi, rien d’illégal.

Néanmoins, ces séminaires étant ouverts au public, il y avait sans doute lieu d’y contrôler ses paroles…Or des propos tenus par Mme E.S. en 2009 ont été enregistrés, puis déférés devant la justice autrichienne. En voici les principaux extraits (c’est nous qui traduisons, et qui soulignons) :

« Un des problèmes les plus graves auxquels nous devons faire face aujourd’hui est que Mahomet est considéré comme l’homme idéal, l’humain parfait, le musulman parfait. Cela signifie que le commandement le plus élevé pour un homme musulman est de vivre sa vie dans l’imitation de Mahomet. Ce qui n’est pas réalisable dans le cadre des normes et les lois de notre société. Parce qu’il était chef de guerre, il disposait d’un usage des femmes relativement important, si je puis m’exprimer ainsi, et ne détestait pas non plus les enfants (…). C’est avec ça que nous avons d’énormes problèmes aujourd’hui, parce que les musulmans entrent en conflit avec la démocratie et notre système de valeurs. »

(…)

[Relatant une conversation avec sa sœur] « Un adulte de 56 ans et une enfant de six ans ? (…) Comment l’appelons-nous, si ce n’est pas de la pédophilie ? » (…) « Mais c’était une autre époque » -Non,ce n’était pas bien en ce temps-là, et ce n’est pas bien aujourd’hui. Point barre ! Et ça se passe encore aujourd’hui. Jamais on ne peut admettre ce genre de chose. (…)»

Les passages soulignés montrent le véritable objectif du propos. C’est, non pas une« information de base », mais une propagande politique visant à convaincre que « les musulmans » sont incompatibles avec « la démocratie » et « nos valeurs ». Et insinuant au passage (dernière phrase soulignée) que, soucieux de ressembler en tous points à leur prophète,qui a épousé une fillette de 6 ans, ils seraient susceptibles comme lui d’admettre la « pédophilie ».

Il ne s’agit donc nullement de la critique d’une religion –qui n’aurait rien d’illégal-,mais manifestement d’un appel à la haine contre une communauté religieuse et à son rejet du pays (1) : délit de droit commun suffisamment caractérisé (le passé de l’Autriche étant une circonstance aggravante) pour se voir pénalement sanctionné.

Au demeurant, il est aussi peu sérieux pour un examen critique des religions de taxer Mahomet de pédophilie, que de dénoncer le Christ pour incitation au cannibalisme, ou Abraham pour infanticide.

Dans une « société démocratique », de tels propos sont inacceptables pour tous, pas seulement pour les croyants concernés. Les laïques ne peuvent les défendre. Or la justice autrichienne a choisi le petit bout de la lorgnette,mettant le focus sur la « pédophilie du prophète »(2).

Le code pénal autrichien protège prioritairement les religions…

Qu’on en juge, d’après ses deux articles invoqués en l’espèce (traduction personnelle et soulignements C.A.) :

Article 188 -Dénigrement des doctrines religieuses

«Quiconque, dans des circonstances où son comportement est susceptible de susciter une indignation justifiée, dénigre ou insulte publiquement une personne ou une chose constituant un objet de vénération pour une Eglise ou une communauté religieuse établie dans le pays, ou un dogme, une coutume ou une institution légalement autorisé de ladite Eglise ou communauté religieuse est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à six mois ou d’une peine pécuniaire d’un maximum de 360 jours-amendes. »

Article 283 (version en vigueur au moment des faits) – Incitation à la haine

« 1. Quiconque, de façon susceptible de porte atteinte à l’ordre public, incite publiquement à commettre un acte hostile contre une Eglise ou une communauté religieuse établie dans le pays ou contre un groupe défini par son appartenance à cette Eglise ou à cette communauté religieuse, à une race, à une nation, une ethnie ou un État, est passible d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à deux ans.

2. De même, quiconque incite publiquement à la haine contre un groupe défini au paragraphe 1 ou tente de l’insulter ou de le dénigrer de façon portant atteinte à la dignité humaine est passible des mêmes peines.

Le « dénigrement » des « objets de vénération » religieux est donc un délit, mais à condition qu’il s’exprime en public et suscite une « indignation justifiée » (art. 188). C’est évidemment donner aux croyants un « droit à l’indignation » qui l’emporte sur la liberté de conscience des incroyants !

Quant à la notion « d’incitation à la haine » (art. 283), elle protège d’abord les « Églises et communautés religieuses » ainsi que les « groupes » qui

s’en réclament –les autres motifs de discrimination viennent en second. La référence à « l’insulte » ou au « dénigrement » (paragraphe 2) des groupes religieux renforce la protection particulière dont ceux-ci disposent en vertu de l’art. 188 contre les critiques de leurs croyances, ainsi que leurs auteurs.

En l’espèce, Mme E.S. a fait l’objet d’une condamnation en première instance en février 2011, au seul titre de l’art. 188, pour « dénigrement des doctrines religieuses ». Les griefs fondés sur l’art. 283 –pourtant les plus évidents- n’ont curieusement pas été retenus. La cour d’appel en décembre 2011, puis la Cour suprême en décembre 2013, ont confirmé la condamnation en Autriche.

…mais la CEDH admet ses limitations de la liberté d’expression, sans pour autant reconnaître le blasphème!

La CEDH, saisie de l’affaire en juin 2012, devait simplement dire si l’application faite à Mme E.S. des sanctions prévues par le code pénal autrichien était ou non autorisée par l’art. 10 de la Convention (« liberté d’expression »). Cet article prévoit effectivement, en son paragraphe 2, que des restrictions peuvent être apportées à la liberté d’expression, dans un certain nombre de cas, limitativement énumérés :

« 2. L’exercice de [la liberté d’expression] comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »

La mention, placée en tête, « des devoirs et des responsabilités »pose a priori des limites à la liberté d’expression. Mais il semble bien qu’en outre, la jurisprudence de la CEDH ait quelque peu élargi la portée des motifs de restriction autorisés (en gras).

Ainsi, examinant la légitimité de l’art. 188, elle a repris à son compte l’argument de l’Autriche soutenant qu’il s’agissait de préserver la « paix religieuse ». Or ce motif ne figure nulle part au paragraphe 2 de l’art. 10. La paix religieuse ne garantit en aucun cas les droits des incroyants, agnostiques, indifférents, qu’elle peut au contraire exposer à des pressions « œcuméniques ».

La Cour procède en outre à une combinaison de l’art. 10 avec l’art. 9 (3) pour en déduire un « droit des croyants au respect de leur liberté de pensée, de conscience, de religion ». Or nulle part n’est reconnu un tel droit, qui reviendrait à interdire toute critique des religions,dont pourtant la Cour elle-même admet la légitimité !

La CEDH interprète par ailleurs (de longue date) l’art. 9 comme obligeant les États à « assurer une coexistence pacifique et de tolérance entre les différents groupes, religieux et non-religieux, et les membres de la société ». Dénigrer publiquement une personne objet de vénération religieuse constituerait donc une « violation malveillante de l’esprit de tolérance », qui excède la liberté d’expression. La« large marge d’appréciation »que la Cour reconnaît aux États la conduit à renvoyer à chaque pays l’appréciation des conditions nécessaires à la tolérance, et des restrictions qui peuvent en découler pour la liberté d’expression.

Ce raisonnement permet à la CEDH de juger « nécessaires dans une société démocratique » les restrictions posées par l’art. 188 du code pénal autrichien, en considérant que la condition exigée de « l’indignation justifiée » des croyants écartait toute incrimination générale pour « blasphème » ou « atteinte au sentiment religieux », dont il est important de noter qu’elle se démarque formellement.

Formellement, certes. Mais il n’en va pas de même sur le fond.

Une construction jurisprudentielle pour remplacer le « délit de blasphème » ?

Il faut rappeler que les juges de Strasbourg ont un regrettable précédent à leur actif : l’affaire Otto Preminger Institut c. Autriche (20 septembre 1994). La Cour a estimé que la confiscation par les autorités autrichiennes du film Le Concile d’Amour,jugé blasphématoire par le diocèse d’Innsbrück (4) ne constituait pas une violation de l’art. 10 de la Convention. Pour cela, elle a déjà examiné le fameux article 188, et considéré que « l’indignation justifiée » de la « population du Tyrol, en grande majorité catholique », ainsi que le caractère public de la diffusion, remplissaient les conditions d’incrimination.

La liberté d’expression est-elle donc à géométrie variable selon les « sentiments religieux » présents -ou non- dans la population concernée ? Un tel relativisme est évidemment inacceptable, quelles que soient les différences d’histoire, de tradition et de sensibilité des États parties à la Convention.

La Cour rappelle que le « délit de blasphème » est de moins en moins toléré dans les « sociétés démocratiques ».

Une recommandation de 2007 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (5) « considère que le blasphème, entant qu’insulte à une religion, ne devrait pas être considéré comme un délit pénal », et que devraient seulement être punies les manifestations de la liberté d’expression « portant sur les questions religieuses qui, intentionnellement et gravement, portent atteinte à l’ordre public et appellent à la violence publique. »

La Commission européenne pour la démocratie par le droit (commission de Venise), autre organe du Conseil de l’Europe, a pour sa part déclaré, en 2008, « qu’il n’est ni nécessaire ni souhaitable de créer une infraction d’insulte religieuse (c’est-à-dire d’insulte au sentiment religieux) pure et simple, sans la condition d’incitation à la haine comme élément essentiel. »

Le Comité des droits de l’Homme de l’ONU (6), celui-là même qui vient de se distinguer par ses « constatations » contre la France, a considéré en 2011 que « l’interdiction des manifestations de manque de respect envers une religion ou un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, est incompatible avec le Pacte [international relatif aux droits civils et politiques], sauf [en cas d’appel à la haine] »

Ces références figurent dans l’arrêt lui-même ! Rappelons en outre que la très catholique Irlande vient de décider l’abrogation du délit de blasphème, par le référendum du 26 octobre 2008. La France avait fait de même, par la loi du 26 janvier 2017, pour l’Alsace et la Moselle (art. 166 du code pénal allemand).

Le blasphème est si peu présentable qu’une association chrétienne intégriste (ECLJ, Centre européen pour le droit et la justice) a soutenu Mme E.S. comme tiers intervenant devant la CEDH –sans doute par volonté de faire pièce à une supposée« islamisation de l’Occident ». Mieux, son représentant Grégor Puppinck (juriste vatican, par ailleurs spécialisé dans la lutte contre le droit à l’IVG…), interviewé par Le Figaro, n’hésitait pas à dénoncer « deux poids deux mesures » dans l’arrêt, estimant le christianisme défavorisé ! Même son de cloche (bénite) sur le site intégriste chrétien pro-occidental et anti-islamique Gatestone Institute, qui dénonce la CEDH comme adoptant « la définition du blasphème de la charia »-ce qui est faux.

Les partisans (juristes anglo-saxons, mais aussi États musulmans) de l’érection de la liberté de religion au-dessus de celle de conscience doivent donc trouver un autre argument que le blasphème. Il est à craindre que la jurisprudence de la CEDH ne le leur serve sur un plateau.

Ne dites plus « blasphème », dites « sentiments religieux blessés » !

Si l’arrêt E.S. c. Autriche n’innove pas totalement, il conforte une entreprise de contournement du « blasphème » par le recours à la notion de « sentiments religieux blessés ».

Jeanne Favret Saada, dans un ouvrage récent sur Les sensibilités religieuses blessées rappelant la censure d’un certain nombre de films (ou d’affiches) qui avaient « blessé les sentiments des chrétiens », montre comment les cléricaux, faute de pouvoir invoquer le blasphème, ont ainsi changé leur fusil d’épaule…

C’est cela qui doit inquiéter, dans l’affaire analysée. Non que les propos de Mme E.S. ne soient pas condamnables : mais ils pouvaient l’être pour atteinte à l’ordre public, et incitation à la haine, y compris dans le cadre du code pénal autrichien. La CEDH eût d’ailleurs été fondée à requalifier les faits, voire à retenir une lecture différente de la loi autrichienne. C’est ce qu’elle a fait dans l’affaire SAS c.France, en contestant la loi française(7). En choisissant de reprendre l’argumentation du gouvernement autrichien et la qualification de « dénigrement religieux », elle trace une voie très dangereuse pour la liberté de conscience, qui n’aura plus qu’à s’agenouiller devant les dogmes.

Désormais, il suffit qu’un seul intégriste, de quelque religion que ce soit, se prétende « blessé » par on ne sait quelle manifestation politique, artistique ou autre, pour que la Cour accueille ses griefs -certes dans les limites de la « marge d’appréciation » du pays, mais parmi les 47 États membres du Conseil de l’Europe, lesquels sont laïques ? La liberté d’expression, décidément, est moins « sacrée » que toute autre.

1. S’il n’était surtout utilisé pour faire taire les laïques, le terme « islamophobie » serait ici justifié.

2. Non sans ridicule : à sa suite, la CEDH a repris l’argument selon lequel, Mahomet ayant une première épouse plus âgée que lui, il ne pouvait être considéré comme habituellement amateur d’enfants…

3.Art. 9 : liberté de pensée, de conscience, de religion. 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites. 2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique,à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

4.Dieu le Père y est présenté comme un vieillard infirme et incapable, Jésus comme un « petit garçon à sa maman » faible d’esprit et la Vierge Marie comme une dévergondée ; tous conspirent avec le Diable

5. La CEDH est un organe du Conseil de l’Europe (47 États membres, à ne pas confondre avec l’Union Européenne).

6. A ne pas confondre avec le Conseil (interétatique) du même nom,qui, sous la pression de l’Organisation de la Conférence islamique, combat quasi-exclusivement « la violence contre les personnes à raison de leur religion ou conviction »

7. flash-20181112 Loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public

Charles Arambourou